EMMANUEL RUBEN

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EMMANUEL RUBEN

(1980- )

Avant d’être un écrivain français primé et un enseignant, Emmanuel Ruben (de son vrai nom Jérémie Emmanuel Ruben Brassa) est géographe de formation. Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’INALCO, agrégé de géographie, Emmanuel Ruben entreprend plusieurs voyages en Europe de l’Est et au Proche-Orient qui l’ont décisivement inspiré dans son passage à l’écriture fictionnelle. Souvent qualifiés de «romans géopolitiques» ou de «récits d’arpentage», ses romans insistent aussi bien sur la description des paysages parcourus et leur ancrage historique que sur le questionnement des réalités humaines et sur un regard aiguisé porté sur un continent en mutation. À noter que Ruben dirige la résidence d’auteurs «Maison Julien Gracq».

Emmanuel Ruben inaugure à partir de 2014 un cycle «européen» dont le premier volet a été sélectionné pour le Prix Goncourt. En juin 2016, il entreprend une traversée de l’Europe à vélo d’Odessa à Strasbourg. Il en résultera tout d’abord un court récit, Le Cœur de l’Europe (2018), et ensuite Sur la route du Danube (2019) inspirés de cet itinéraire auquel ont été décernés les prix Nicolas-Bouvier, Amerigo-Vespucci, Sport & Littérature et Amic de l’Académie française.

C’est Le Cœur de l’Europe qui procure une lecture plus explicite de la problématique contemporaine de l’Europe: «ce petit livre est un stéthoscope – à l’origine une simple liasse de papiers roulés par le docteur Laennec – qui tente d’ausculter le cœur de cette Europe qui bat encore» (Ruben, 2018 : 14). Ce petit livre entend être la synthèse, dans la foulée d’un Bouvier, d’impressions de voyage et de réflexions d’Emmanuel Ruben. Attentif aux configurations spatiales et imaginaires de l’Europe, l’écrivain-géographe («géographe défroqué»), et lecteur d’Ivo Andrić – sa «littérature embarquée» – se met à «(…) ausculter le cœur de cette Europe qui bat encore» (idem : 14).

Emmanuel Ruben insiste sur la prégnance du motif physique et littéraire de la frontière: «lisières de l’Europe et de l’Occident» ou «les confins» (idem : 22). D’ailleurs, l’auteur entreprend de descendre à vélo le cours du Danube et prend ainsi conscience de la réalité et des conséquences de cette liminalité, et de «cette Europe d’outre-glaces que j’aime tant» (idem : 46).

Il fait «un arpentage des lisières de l’Europe et de l’Occident»[1] et constate que «toutes les rives se valent: la Danubie, c’est un pays flottant, mouvant, sans racines, sans identité». Le géographe-écrivain se rend compte qu’«Aujourd’hui, il y a deux Europe: celle qui s’est construite avec ces villes interconnectées de l’économie-monde et cette autre Europe nationaliste, rurale, provinciale qui se réveille au cœur du continent, en Hongrie comme ailleurs» [2].

Ruben rappelle qu’il appartient à la génération «d’après le mur de Berlin» (idem : 21), laquelle redécouvre l’autre Europe oubliée ou mise entre parenthèses, mais dont la mémoire profonde décongèle, non sans frictions, quand on se rappelle les guerres balkaniques: «Nous voici donc arrivés au pays par excellence de la frontière (…)» (idem : 22). Pays d’entre-deux, les nations issus l’ex-Yougoslavie figureraient aujourd’hui des espaces fantasmés, presque chimériques, que l’auteur désigne «ces Belgiques balkaniques» (idem : 52).

Il s’inquiète de la surmultiplication des frontières dressées entre les États, et surtout de la forteresse hystérique – «barreaux de sa cage territoriale» (idem : 76) contre l’arrivée massive des migrants venus des théâtres de guerre et de misère, et considère sa propre chance d’évoluer à rebours de leur mouvement: «Notre train repart vers le nord, le leur retourne vers le sud, et je mesure alors à quel point nous les hommes-touristes, eux les hommes-réfugiés, nous vivons sur deux lignes droites parallèles, deux lignes droites qui ne peuvent se croiser (…)» (idem : 80); «Nous allons vers le sud, à la recherche du soleil, de la mer, nous les Européens du couchant, nous les hommes-touristes. Ils vont vers le nord et la pluie, ceux qui n’ont pas nos rêves de farniente et de dolce vita» (idem : 57).

Emmanuel Ruben expose les apories et l’ankylose de l’UE de ces dernières années, et considère le futur de l’Europe avec déception en s’inquiétant de la montée de tous les nationalismes, représentée par la ligne politique de certains pays de l’est européen, dont la Hongrie de Viktor Orban – l’«Orbanistan» – (idem : 81).

 

Anthologie:

Autant de noms restés tristement célèbres, villes de massacres, villes de bains de sang, villes martyres et qui, pour ma génération, celle qui a grandi à l’ombre de la chute du mur, sont autant de points rouges, encore brûlants, sur la carte de l’Europe (Ruben, 2018 : 21).

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Comme je méfie toujours un peu des récits de voyage, j’attendais de faire «ce voyage au long cours» auquel il m’invitait dans sa dédicace avant de lire le livre [Balkans-Transits]; de retour à Novi Sad, j’ai appris la mort de Maspero, et j’ai regretté de ne pas avoir été là, le jour où il avait signé ces petites pattes de mouche de son encre bleue, rien que pour croiser le regard – bleu aussi, je crois – de cet homme qui avait pris la peine, à plus de soixante ans, de partir à la rencontre de cette Europe d’outre-glaces que j’aime tant (idem : 45-46).

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Quiconque a baigné toute son enfance dans Tintin et passé une bonne partie de sa vie à l’orient de l’Europe ne cesse de vouloir déceler dans les lieux qu’il a visités, où il a vécu, des caractéristiques de ces pays qu’il sait introuvables sur les cartes, mais où il a pourtant voyagé tant de fois en rêve – je veux parler de la Syldavie et de la Bordurie (idem : 49).

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Et c’est sans doute parce qu’ils rêvent encore de l’Europe que les Serbes se montrent aujourd’hui si compréhensifs vis-à-vis de ces milliers de migrants qui ont les mêmes rêves qu’eux, et qui arrivent tous les jours dans cette antichambre de l’Union, prêts à tout pour franchir le nouveau rideau de fer que les autorités hongroises sont en train d’édifier à leur frontière (idem : 56).

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La voici la vérité de l’Europe de Schengen et de l’euro. Il n’y en a pas d’autre. Et ce ne sont pas les jeux d’équilibriste de la chancelière allemande qui nous feront prendre des vessies pour des lanternes, avec leurs histoires de quotas, de tri sélectif, pour ces gens qu’on traite comme des déchets, qu’on refuse d’appeler des réfugiés – ce qu’ils sont – et qu’on nomme des migrants, comme il y a des oiseaux migrateurs (idem : 82-83).

 

Bibliographie sélectionnée

Ruben, Emmanuel (2013). La Ligne des glaces, Paris, Rivages.

Ruben, Emmanuel (2018). Le Cœur de l’Europe, Lille, La Contre Allée.

Ruben, Emmanuel (2018). Terminus Schengen, Saint Étienne, Le Réalgar.

 

Bibliographie critique

A.A.V.V. (2019). « Emmanuel Ruben », dossier dans Le Matricule des anges, n° 201, mars, p. 14-25.

Martignan, Maud (2018). « Nous sommes l’Europe », Le Nouveau Magazine Littéraire, nº 5, mai, p. 24-43.

file:///D:/Pen%20USB/Emmanuel%20Ruben/liberation_weekend_emmanuel_ruben.pdf [disponible du 20/10/2021]

 

[1] file:///D:/Pen%20USB/Emmanuel%20Ruben/liberation_weekend_emmanuel_ruben.pdf
[2] file:///D:/Pen%20USB/Emmanuel%20Ruben/liberation_weekend_emmanuel_ruben.pdf
José Domingues de Almeida

Como citar este verbete:

ALMEIDA, José Domingues de (2021), « EMMANUEL RUBEN », in A Europa face à Europa: prosadores escrevem a Europa. ISBN: 978-989-99999-1-6.