GÉRALDINE SCHWARZ

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GÉRALDINE SCHWARZ

(1974 – )

Géraldine Schwarz est une journaliste et réalisatrice franco-allemande résidant dans le Berlin réunifié dans la foulée de la chute du Mur en novembre 1989. Elle a été correspondante de l’Agence France Presse (AFP) en Allemagne, collabore avec plusieurs médias internationaux et mène depuis quelques années une enquête assez ample sur le passé collaborationniste, négationniste ou passif de plusieurs peuples européens sous les régimes ou occupations fascistes et nazies.

Pour ce faire, elle s’est penchée sur les archives des services secrets fédéraux allemands (BND), ce qui l’a fait exhumer un accommodement généralisé, voire un déni de la gravité et de l’horreur des crimes historiques, notamment les persécutions et la «solution finale» perpétrées contre les Juifs, les Roms, les homosexuels et les handicapés durant le IIIe Reich et les régimes politiques européens alliés ou conciliants vis-à-vis du national-socialisme.

À partir de l’histoire familiale, et dans une perspective nettement post-mémorielle qui n’est pas sans rappeler le travail narratif et historial de sa compatriote Anne Weber, Géraldine Schwarz en vient à évoquer le parcours de trois générations allemandes aux prises avec qui l’expérience vécue du nazisme, qui le trauma, voire la mauvaise conscience de cet héritage, qui encore le mythe d’une prétendue et entretenue «résistance» face l’occupant allemand qui ne sert qu’à cacher une conduite généralisée de Mitläufer (marcher avec le courant): «Je n’étais pas spécialement prédestinée à m’intéresser aux nazis. Les parents de mon père n’avaient été ni du côté des victimes, ni du côté des bourreaux. Ils ne s’étaient pas distingués par des actes de bravoure, mais n’avaient pas non plus péché par excès de zèle» (9).

Ce faisant, Les Amnésiques (2017) – dédié «à [s]es parents», et qui inclut des photos d’époque – se veut explicitement et avant tout un urgent travail de mémoire dans, et sur une Europe tentée, soit par le déni du passé nazi ou collaborationniste, soit par une croissante adhésion active ou une tolérance passive face à l’argumentaire extrême-droitier dans plusieurs pays européens aujourd’hui. Ce récit s’est d’ailleurs vu décerner le Prix du Livre Européen en 2017 dans la catégorie «roman», un prix récompensant chaque année un roman et un essai exprimant une vision positive de l’Europe.

Dans ce travail narratif et mémoriel, Géraldine Schwarz part de la ville allemande de Mannheim, d’où est originaire son père, et où vécurent ses grands-parents sous le IIIe Reich jusqu’à sa chute et l’émergence des deux Allemagnes du post-Guerre. Dans cette démarche, elle découvre que son grand-père, Karl Schwarz, acheta à bas prix en 1938 une entreprise à un Juif, Sigmund Löbmann, en vertu des lois d’«aryanisation» en vigueur à partir de l’ascension nationale-socialiste. Or, après la guerre, confronté à un héritier légitime, le grand-père tenta de se dérober à ses responsabilités passées.

Il s’ensuit une enquête captivante sur les traces du travail mémoriel accompli (ou non) en Allemagne sur trois générations: «Au sein de la société allemande régnait ce qui fut baptisé une Schluβstrichmentalität, une mentalité encline à tirer un trait sur le passé. À droite comme à gauche, faire la lumière sur les anciens crimes et poursuivre les anciens nazis était impopulaire» (88).

À l’aube des révoltes étudiantes de 1968, la rencontre de son père avec sa future mère – une Française, qui plus est fille d’un gendarme sous le régime collaborationniste de Vichy – devient l’occasion d’une comparaison avec la France où l’amnésie et le mythe de la Résistance a ouvert une brèche dangereuse dans laquelle s’est engouffrée l’extrême-droite:

Dans les années soixante, ma mère pensait comme ses compatriotes que la grande majorité des Français avaient été des résistants, dont le combat avait délivré la France des Allemands. Le mythe s’était ancré dès les premières heures de la Libération de Paris le 25 août 1944, lorsque le général de Gaulle s’était exclamé: «(…) Paris libéré! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, (…) de la vraie France, de la France éternelle». En réalité, Paris n’avait pas été libéré para la Résistance, qui avait certes vaillamment combattu mais était bien trop exsangue pour un tel défi; cependant, l’armée américaine avait accordé à de Gaulle de laisser entrer en premier la division française du général Leclerc. (…) Sur ce mensonge originel d’une «France victorieuse» allait se construire le mythe d’une «France résistante» (168-169);
L’arrivée d’une nouvelle génération dans le sillage de la révolte étudiante de Mai 1968 avait également contribué à ouvrir un nouveau terrain d’affrontement autour des mémoires de la Seconde Guerre mondiale. La contestation estudiantine de l’autorité, de la rigidité des mœurs et d’un système très conservateur s’adressaient [sic] aussi à une génération qui avait toléré l’intolérable, Vichy (182).

Aussi, le mariage de Volker et Josiane fut-il perçu comme une alliance qui mettait fin à des méfiances immémoriales, mais qui enterrait aussi les mauvaises consciences et les compromissions de part et d’autre du Rhin: «‘Nous avions un peu l’impression d’enfreindre les règles, nous bravions ces anciennes haines, se souvient ma mère. C’était une petite provocation, le symbole d’un nouvel esprit européen, c’était exaltant’» (183).

Mais Géraldine Schwarz va plus loin dans sa visée en élargissant son enquête à d’autres pays comme l’Italie, l’Autriche et les pays de l’Est pour illustrer que l’amnésie généralisée (qui donne son nom au récit) est à la base de la montée de l’extrême-droite dans plusieurs pays européens, menace le consensus moral et le projet européen, et détruit toutes chances d’une mémoire saine pour le Vieux Continent:

Il est impossible que mes grands-parents aient ignoré la propagande antisémite qui inondait les ondes radiophoniques, les journaux et les pancartes dans les espaces publics. Eux qui étaient si entourés, n’avaient-ils jamais entendu raconter que tel médecin, avocat, fonctionnaire s’était retrouvé à la rue après des années de loyaux services? Ou comment une mère de famille avait vu soudain l’école de ses enfants chasser une partie de ses élèves, exclus parce que juifs? (195).

Aussi, c’est une Europe toute entière qui est ici pointée du doigt pour avoir généralement fermé les yeux, pour sa passivité et ses accommodements avec le soi-disant «occupant» en Allemagne, en Italie, en France, en Roumanie, en Grèce, en Autriche, en Hongrie, en Pologne et ailleurs.

Toutefois, l’Histoire a d’étonnants et symboliques volte-face, comme ces trains de réfugiés que l’Allemagne réunifiée, dirigée par la chancelière Angela Merkel, a accepté d’accueillir sur son territoire à partir de 2015 et qui, a contrario, ne sont pas sans évoquer ceux qui menaient jadis les déportés à travers une Europe passive jusqu’aux camps d’extermination d’Auschwitz et ailleurs.

Ce faisant, Les Amnésiques se veut une réflexion profonde sur l’Histoire (encore trop) récente de l’Europe, mais surtout un avertissement intensément documenté sur les dangers et les démons qui hantent toujours notre continent.

 

Anthologie brève

Lors de la traversée de l’Atlantique, à bord du bateau qui l’éloignait d’une Europe à feu et à sang, pour la première fois Julius [le Juif spolié par le grand-père Schwarz] put relâcher la pression qui l’avait habité sans trêve toutes ces années. Un sentiment de profonde tristesse dut l’envahir à l’idée d’être seul à faire ce voyage auquel les siens s’étaient résignés en dernier recours avec amertume, et dont il n’aurait jamais cru qu’il deviendrait un jour un rêve inatteignable: être tous ensemble sur ce bateau, délivrés du naufrage de leur patrie.

in Les Amnésiques (2017: 77)

 

La posture de victime du Reich a fait du tort au travail de mémoire en Italie, comme dans d’autres pays d’Europe. La monstruosité des crimes nazis fut telle qu’elle permit aux autres crimes de se faire oublier. Pourtant, l’Italie a beaucoup de massacres sur la conscience dont elle ne semble toujours pas prendre la mesure et elle refoule un élément clé de son histoire: elle s’est liguée de manière totalement volontaire à l’Allemagne nazie dont elle fut le premier allié militaire.

in Les Amnésiques (2017: 266)

 

Au sommet de la crise des réfugiés, les pays de l’Est rejetèrent en bloc les migrants, manquant à leur devoir de solidarité au sein de l’Union européenne. L’un après l’autre, ils refusèrent de contribuer à la répartition par quota des réfugiés pour alléger l’énorme charge qui pesait sur l’Italie et la Grèce: la Pologne n’acceptait que des Syriens chrétiens, la Slovaquie s’excusait de ne pouvoir recevoir des musulmans au motif qu’il n’y a pas de mosquée dans le pays et la République tchèque fit savoir qu’elle avait déjà accordé l’asile à douze réfugiés et que cela suffisait.

in Les Amnésiques (2017: 331)

 

Bibliographie principale sélectionnée

SCHWARZ, Géraldine (2017), Les Amnésiques, Paris, Flammarion.

 

Sitographie critique sélectionnée

https://www.theguardian.com/profile/geraldine-schwarz [consulté le 07/02/2019]

https://www.youtube.com/watch?v=LjB3M_DCD9A [consulté le 07/02/2019]

https://www.la-croix.com/Journal/Geraldine-Schwarz-plaidoyer-contre-lamnesie-2018-07-23-1100956920 [consulté le 07/02/2019]

 

José Domingues de Almeida

 

Pour citer cette entrée:
ALMEIDA, José Domingues de (2019), “Géraldine Schwarz”, in L’Europe face à l’Europe: les prosateurs écrivent l’Europe. ISBN 978-989-99999-1-6. https://aeuropafaceaeuropa.ilcml.com/fr/entree/geraldine-schwarz/