MANUEL ALEGRE

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MANUEL ALEGRE

(1936-)

Bien que Manuel Alegre soit surtout connu du grand public pour sa personnalité politique, sa facette littéraire, exprimée dans plus de cinquante ouvrages publiés entre les années 1960 et aujourd’hui, ne doit pas être négligée. Né à Águeda en 1936, il a étudié le Droit à l’Université de Coimbra, où il a été un dirigeant actif dans les luttes des étudiants. Après un bref service militaire marqué par des tentatives de rébellion, il a été arrêté par la PIDE en 1963 et contraint de quitter le pays en 1964. Après son exil à Alger, il est rentré au Portugal quelques jours après le 25 avril 1974 et devint depuis un membre important du Parti Socialiste et un politicien influent. Au cours de son activité littéraire, il a reçu de nombreux prix, notamment le prix Pessoa (1999) et le prix Camões (2017).

Manuel Alegre parle avant tout du Portugal et de Lisbonne. Dans son discours de remerciement pour la médaille d’honneur de la ville de Lisbonne, il déclare: « Je suis à Lisbonne depuis des siècles, depuis le début de l’extraordinaire aventure de la navigation, où, traversant les mers, nous étions l’Europe avant que l’Europe n’advienne » (2016: s/p). Cependant, en raison de sa vocation politique, le mot Europe est présent dans sa poésie, implicitement ou explicitement, depuis ses débuts, allant de pair avec les notions d’exil et frontière. Dans une première phase, coïncidant avec la publication de O Canto e las Armas [Le Chant et les Armes], sa poésie dépeint le « Lusiade exilé » (2009a: 158), la « Patrie d’expatriée » (152) et « Paris qui ne rime pas avec [s]on pays « (143), le concept de distance étant toujours là et semble être une limite plus psychologique que physique. Dans une seconde phase, principalement après l’entrée du Portugal dans la C.E.E. en 1986, l’Europe devient une thématique constante et a été le principal objet de la critique de son livre Bairro Occidental [Quartier Occidental], publié en 2015. Ainsi, selon Margarida Calafate Ribeiro, la poésie de Manuel Alegre est-elle marquée par « l’affirmation de notre relation distante et problématique avec l’Europe » (2009: 45).

En 1970, dans son livre O Canto e as Armas, Alegre affirme que « le Portugal n’est plus portugais […] // Patrie exportée: Nouvel Empire / ou cimetière? / Empire de la misère le quint Empire / Et c’est mon peuple l’étranger » (2009a: 152), pour ensuite conclure que l’Europe, un concept qui est encore étranger aux portugais opprimés par la dictature, est « un mot qui s’apprend en le voyageant / c’est le métro de Paris sur la pente de la tristesse / l’Europe est ce vers qui ne rime pas / avec mon pays la nuit dans le métro de Paris » (145). Autrement dit, le poète associe le mot « Europe » à l’exil que des milliers de portugais souffrent dans la peau, en l’associant à l’idée de tristesse. L’Europe est un lieu de refuge pour ces émigrants en quête de meilleures conditions de vie. Cependant, comme Alegre l’assure, ce n’est qu’un « cimetière » où l’on vit la « douleur par ministère », c’est-à-dire, une « patrie exportée » (152); en revanche, le Portugal est une « frontière violée » (144). Dans cette première phase de son œuvre, la frontière semble occuper la pensée des portugais exilés – et la frontière entre l’Europe et la nation aimée est une réalité qui amène l’Homme à se trouver « coupé en deux entre un pays et le lointain » (ibidem). Le poète, encore dans un processus de transition, associe la lettre « e » aux « longues routes étranges / du mot Europe » (246), anticipant l’industrialisation européenne croissante, bien que l’exil reste très présent dans sa mémoire.

À partir de la publication d’Atlântico [Atlantique], en 1981, Alegre mentionne les mois au cours desquels « il s’est habillée d’Europe et de solitude » (323). Pour le poète, l’Europe se réduit aux « Villes gares aéroports fleuves », formant une « géographie de la tristesse » (ibidem). L’Europe, du coup, est associée à la solitude et à la vie moderne des « trains électriques », des foules » et du « métro » (386), continent dont le poète ne désire, à l’instar de Rimbaud, que l’ »eau d’une flache » (326). Dans Babilónia [Babylone], publication datant de 1983, Alegre pense à la révolution et à la guerre, en se définissant comme le produit d’une « génération née de la guerre » dans une Europe qui s’obscurcit face à « paysage intérieur désolé » (386). L’Europa est le reflet d’un temps de « paix pourrie » devant un mur de Berlin, une Guerre Froide et une révolution technologique et scientifique – et le poète espère ledit « inespéré » (387) pour l’avenir, tandis que l’Europe s’obscurcit. Dans cet ouvrage, Alegre regarde aussi « l’Europe de ciment armé (414), où la nature est remplacée par l’urbanisme et le consumérisme qui consume l’âme de l’être humain, en ce « temps des faits et des nouvelles » (416). Pour Alegre, c’est l’ère du pétrole et de l’éphémère, qui se superposent á Dante, à la nature et même à l’humanité: un temps de barbares. Il se peut que « J’ai entendu dire que les Barbares » soit le poème le plus fortement critique de cette seconde phase littéraire et il dialogue avec le poème de Konstantínos Kaváfis « En attendant les Barbares ». Cependant, les barbares d’Alegre sont les européens de 80. En 1984, dans l’ouvrage intitulé Chegar Aqui [Arriver Ici], persiste un doute quant à l’avenir de cette Europe qui se reflète dans « Voici les matins qui ne chantent plus », le poète ne clarifiant pas le doute que ce poème recèle, se bornant à faire allusion à la « dégradation » de la « ville avec son visage désolé » et à la « perdition » (453) au sein d’une époque où « il n’y a pas de place pour la beauté » et il n’y a pas de « temps » pour la beauté non plus (ibidem).

Dans « Endechas ou chanson de la différence », en dialogue avec le poème de Camões, Alegre montre que les modèles de beauté ont changé, mais aussi la conception même de l’Europe entre le XVIe siècle jusqu’à nos jours: « Avant Bárbara, l’Europe était si petite / Nous sommes captifs pas Bárbara. » (2009b: 531). En outre, alors que Barbara, l’esclave, est libre au XXe siècle, les Européens ne le sont pas – dans une des premières réflexions sur le manque de liberté de certains pays de l’U.E. face aux autres, plus puissants. L’année suivante, en 1993, Manuel Alegre publiait Sonetos do Obscuro Quê [Sonnets de l’Obscur Quoi], prolongeant l’expression de sa convictions pessimistes quant à l’avenir de l’Europe: « Mépris destruction désespoir / dans toute l’Europe, la rose assassinée » (547). Tous les poèmes de la deuxième partie de cet ouvrage évoquent l’Europe de différentes manières, soulignant son déficit de liberté: « Le grand zigzag » parle de la construction et de la destruction du rêve égalitaire russe; « La lyre dans les saules » rend hommage aux victimes des révolutions et aux révolutionnaires, notamment Jean Moulin, Salvatore Quasimodo ou Federico García Lorca, et fait le deuil de la poésie; « La charge polonaise » évoque le destin amer de la Pologne; « La « résistance » est un appel au changement et à la révolution, exposant cependant « la désinfection: métaphore de l’Europe » et critiquant le vieux continent qui cherche à éliminer les migrants, les pauvres et les minorités (548).

Dans le livre Sonetos do Obscuro Quê, le poète évoque également Herberto Helder, dont la « métaphore cosmopolite était l’Europe », où même « Coimbra était une Europe follement / touchée par un rythme par un rite » (553). Dans « La Parole », Alegre affirme qu’il est « d’une Europe de la périphérie », opposant la spécificité de la langue portugaise, marquée par l’importance de l’Atlantique et la mémoire des Découvertes, à la spécificité européenne. Tandis que durant les Découvertes le Portugal était au centre de l’Europe, maintenant il n’est que périphérie. Dans les éditions postérieures, le dernier vers du poème devient « Et l’Europe qui ne plus maître ne plus », exaltant l’espoir qu’il éprouve quant à l’avenir de son pays et préférant s’isoler de l’Europe du XXe siècle, une « Europe de l’’envers' » qui s’est détachée du rêve et de la poésie (542).

Environ quinze ans plus tard, de nouveau Manuel Alegre écrit explicitement sur l’Europe dans Sete Partidas [Sept Parties]. Les temps ont changé, l’ouvrage se situe au XXIe siècle, l’actualité continue intéresser le poète, qui réfléchit sur l’Europe et sur son passé: « À Lisbonne, on signe un traité mais maintenant / l’Europe n’est plus est le nombril du monde / le vaste monde global « (817), opposant au Portugal du XIVe siècle qui existait déjà « quand l’Europe commen(çait) à être l’Europe » (814) au Portugal qui a signé le Traité de Lisbonne en 2007 avec les autres membres de l’Union Européenne. Ce Portugal a besoin d’une réforme urgente promouvant la métropole, l’économie et l’étude, comme l’a fait D. Pedro au XVe siècle en accordant au prince Henrique l’exploration de la mer.

Or, dans Bairro Ocidental, le poète va plus loin; « le Portugal fut Europe avant que l’Europe ne le fût » durant la période des Découvertes, où le pays était « Navire Nation », « Celle qui s’est construite vers l’extérieur / et s’est perdue vers l’intérieur »; « Sans elle nous ne sommes rien / pas plus qu’un quartier perdu à l’Occident » (2015: 11). Autrement dit, le Portugal s’est hissé au-dessus de l’Europe du XVIe siècle, s’affaiblissant après, en raison des événements de la dynastie philippine, l’ultimatum anglais de 1890 ou la dictature; néanmoins, sans cette supériorité engendrée par les Découvertes, le pays ne serait qu’un quartier perdu à l’Occident. Le Portugal s’est laissé dominer par la culture et pas l’économie européenne. Les européens, « missionnaires de la nouvelle foi / avec leurs marchés sur nos épaules / et leurs discours aux syllabes pointues » (12) qui « coupent ceci et cela et surtout / qui coupent sur nous » (16-17) instaurent un nouvel ordre économique, transformant les portugais en « statistiques », « déficits de vie et de rêve », « pécheurs » à punir avec des règles et des sermons (ibidem). Dans « Cassandre et la Troïka », à travers une allégorie satirisante, compare le mythe de Cassandre à l’intervention de la Troïka – coopération entre trois entités européennes qui ont instauré des mesures pour sauver le Portugal de la crise économique – assimilant la Troïka au cheval de bois utilisé pour détruire Troie. Le poète revendique son pays dans « ma Patrie », abordant de nouveau la thématique de manque de liberté (« Entre nous et le futur il y a du fil de fer barbelé » (13), sans doute en glosant un poème célèbre de Cesariny) et les constantes hausses des taux d’intérêt, réalité économique au sein d’un Portugal de première décennie du XXIe siècle. L’Europe est, ici « un navire accostant le jamais vu […] / et le Monde dans ta bouche » (14). Le poème le plus sévèrement critique est peut-être « Quartier Occidental »: « À Euroland tout est permis / on bruxelle un pays / on en berline un autre / un jour au réveil tu es eurodé » (18); l’Union Européenne est accusée d’explorer les nations européennes et le Portugal est « Un emplacement en vente: / le Quartier Occidental / Il n’est plus le visage / de l’Europe qui regarde / mais plutôt les mamelles / des taux d’intérêt et du capital / avec plein de soleil / pour les vieux de l’Europe riche » (ibidem). Alegre va plus loin: l’U.E. interdit le concept de nation et veut supprimer les individualités, maintenant tout « Eurogroupé » (ibidem). Nostalgique, le poète dit « je ne sais pas être européen sans le Portugal » (ibidem). Enfin, il termine sur son idée de l’Europe à ce moment-là: « Des feuilles tombèrent dans les rues d’Europe / Et le vent balaye les feuilles » (47), concluant que le temps ne s’arrête pas et que l’Europe évolue au fil du temps. Devant un monde cosmopolite, il préfère se réfugier dans la nature et dans le passé.

En somme, la conception de l’Europe dans l’œuvre poétique de Manuel est négative et pessimiste de bout en bout. Et pourtant, elle est également évolutive: associée à la tristesse, à la nostalgie et à la solitude de l’exil, elle devient le fruit d’un monde cosmopolite et technologique qui néglige la nature, la culture et l’âme humaine et culmine dans un espace actuel et éphémère. hégémonique, qui exerce le pouvoir sur les faibles et les voit comme des statistiques, pratiquant la corruption et la suppression de l’individualisme. Sa poésie est fortement influencée par les événements de l’actualité et par l’importance du passé et de la mythologie, construisant une description multiforme, et peut-être même contradictoire, du vieux continent.

 

Anthologie brève

I

Une frontière est un fleuve et le lointain

J’ai déjà passé des frontières qui se situaient

entre guitare et nuit. Entre tendresse

et chagrin

[…]

Europa est un mot qui s’apprend en le voyageant

c’est le métro de Paris sur la pente de la tristesse

l’Europe est ce vers qui ne rime pas

avec mon pays la nuit dans le métro de Paris.

in Obra Poética, vol. I (2009: 144-145)

 

6

Ma vie battue par les mois

je me suis habillé d’Europe et solitude.

Il y a avait des vents forts de fortes pluies

de Lausanne à Genève j’ai entendu la musique

des trains de l’Europe, ô solitude

[…]

Villes gares aéroports fleuves

ô géographie de la tristesse: Europe

Europe. J’ai vu la couleur de la solitude.

Et il y avait des vents forts de fortes pluies.

in Obra Poética, vol. I (2009: 323)

 

6. J’ai entendu dire que les Barbares

Voici un temps de faits et de nouvelles.

N’entends-tu pas la rumeur de l’événement?

La source du pétrole (dit-on) va sécher

tu verras l’Europe à la lumière d’une chandelle

tu verras les genêts et la cathédrale

la fleur et la pierre

la brève éternité à l’intérieur de l’éphémère

[…]

in Obra Poética, vol. I (2009: 416)

 

La parole

Je suis d’une Europe de la périphérie

dans ma langue il y a le style manuélin

chaque vers est une autre géographie

ici on va vers Camões c’est une destination.

[…]

Tu verras ma langue l’autre rive.

Les symboles les rythmes les signes.

Et les navires légers qui ne plus ne plus.

in Obra Poética, vol. II (2009: 578-579)

 

9

À Lisbonne on signe un traité mais maintenant

l’Europe n’est plus le nombril du monde

le vaste monde global et partout pareil

à la même heure les journaux télévisés.

[…]

in Obra Poética, vol. II (2009: 817)

 

Quartier Occidental

À Euroland tout est permis

on bruxelle un pays

on en berline un autre

un jour au réveil tu es eurodé

et ton pays effèmisé

n’est plus qu’une chasse gardée.

Un emplacement en vente:

le Quartier Occidental

Il n’est plus le visage

de l’Europe qui regarde

mais plutôt les mamelles

des taux d’intérêt et du capital

avec plein de soleil

pour les vieux de l’Europe riche.

Ne dis plus patrie: ce mot est mal vu

interdite par l’Empire Budgétaire.

Eurogroupé: toi et les vilains de l’histoire

enfants du Sud et du péché originel.

Lettre après lettre une Europe

a en ce lieu été écrite

chant après chant aux syllabes de sel.

Excusez-moi si mon âme n’est pas contrite

je ne sais pas être européen sans le Portugal.

in Bairro Ocidental  (2015: 18)

 

Bibliographie principale sélectionnée

ALEGRE, Manuel (2016), “Sou de Lisboa há séculos”, discurso de agradecimento a Fernando Medina após ser distinguido com a medalha de honra de Lisboa, Lisboa: s/p. Obtido de http://www.manuelalegre.com/301000/1/003313,000018/index.htm (acesso em 11 de novembro de 2018).

— (2015), Bairro Ocidental, Lisboa, Publicações Dom Quixote.

— (2009a), Poesia (1960-1990), vol. I, Lisboa, Publicações Dom Quixote.

— (2009b), Poesia (1992-2008), vol. II, Lisboa, Publicações Dom Quixote.

 

Bibliographie critique sélectionnée

RIBEIRO, Margarida Calafate (2009), “O fim da excepção atlântica e a descolonização da Europa”, Colóquio Letras, nº 170, 41-50, https://estudogeral.uc.pt/bitstream/10316/79355/1/O%20fim%20da%20excep%c3%a7%c3%a3o%20atl%c3%a2ntica%20e%20a%20descoloniza%c3%a7%c3%a3o%20da%20Europa.pdf (accès en 11/11/2018).

 

Mariana Capinha Silva (trad. Amarante Abramovici)

 

Pour citer cette entrée:
SILVA, Mariana Capinha (2018), « Manuel Alegre », trad. Amarante Abramovici, in L’Europe face à l’Europe: les poètes écrivent l’Europe. ISBN 978-989-99999-1-6. https://aeuropafaceaeuropa.ilcml.com/fr/entree/manuel-alegre-2/